Misia de Chanel : Les loges des Ballets Russes

dimanche 28 avril 2019
par  Lavinia

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Misia de Chanel



Lancé en 2015, Misia est le premier parfum qu’Olivier Polge, le fils de Jacques Polges, signa pour Chanel, lorsqu’il lui succèda comme maître parfumeur de la maison. Le choix de faire un parfum poudré à la violette se situe quelque peu en rupture avec des compositions plus aldéhydées et la palette florale de la maison : le jasmin, la rose, l’iris, l’ylang-ylang, le magnolia et le muguet, non la tubéreuse, l’œillet, le mimosa ou la violette. Chanel, quant à elle, préférait le camélia, une fleur sans odeur, auquel Ernest Beaux substitua le gardénia.



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La fleur iconique de Chanel (chanel.com)



Pourtant, la quinzième essence des collection Les Exclusifs se veut dans une certaine continuité. Il porte, en effet, le prénom d’une grande amie de Gabrielle Chanel, Misia, le diminutif de Maria en Russe, dont le nom de naissance est Maria Zofia Olga Zenajda Godebska.



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Pierre Bonnard, Misia avec des roses (1908)



Pourquoi s’inspirer de cette femme, mariée, à l’époque, avec José-Mari Sert, un peintre catalan qui dessina des costumes pour les Ballets Russes ? Bien qu’elle soit peu connue aujourd’hui, Misia Sert servit de muse à grand nombre de peintres, dont Monet, Renoir, Toulouse-Lautrec et Bonnard, qui firent son portrait.



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Renoir, Misia Godebska, (1904)



Elle parut sur des affiches publicitaires créées par les deux derniers, ainsi qu’Édouard Vuillard, dans la Revue Blanche. Son salon était fréquenté par tous les grands artistes qu’elle fascinait : Proust, Morant, Redon, Debussy, Satie, Mallarmé, Gide, Cocteau, Stravinsky et Diaghilev.



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Toulouse-Lautrec, Misia Godebska (1895)



Misia fut d’ailleurs probablement le prototype de deux personnages dans A la recherche du temps du perdu : Madame Verdurin, croquée comme « sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers », qui, accompagnée par la Princesse Yourbeletieff, la marraine russe des Ballets Russes à Paris, allait chercher parmi les danseurs un nouveau public pour son salon. Au vu de cette image, peut-on douter du lien entre Misia et la Princesse qui, parce qu’elle apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante, lança cette mode à Paris ?



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Misia Sert (photographie)



Misia et Coco se rencontrèrent en 1917 chez l’actrice Cécile Sorel et le courant passa immédiatement entre les deux femmes. Cette amitié marqua un tournant dans la vie de Chanel, qui, dès lors, fréquenta tous les génies artistiques de son époque. Lorsque l’amant de celle-ci, Arthur Capel, mourut dans un accident de voiture en 1919, Misia Sert et son époux l’emmenèrent à Venise où elle fut présentée à la Grande Duchesse Pavlova et à Diaghilev.



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Chanel à Venise (photographies juxtaposées) (elle.be)



Nous y voilà donc, de son propre aveu, Olivier Polge s’intéressa à cet aspect de la vie de Coco Chanel : « Plutôt que de recréer le parfum fantasmé de cette femme, j’ai préféré raconter une époque : celle de l’effervescence des coulisses de l’Opéra Garnier à Paris, sous le règne des Ballets russes, le bois des parquets qui craque, l’odeur de violette des fards de théâtre d’antan et la douceur duveteuse du velours grenat du lourd rideau de scène. La formule est à la fois fleurie et poudrée. La rose, l’iris et le benjoin y tiennent une place prépondérante. » (Entretien dans ’Paris Capitale’ du 04/11/2015)



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Rideau de l’Opéra Garnier (wikipédia)



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Arnaud Dumontier, Les coulisses de l’Opéra Garnier (leparisien.fr)



Misia reconstruit ainsi l’ambiance olfactive des coulisses des Ballets Russes, pour qui Chanel créa les costumes du Train Bleu, avec ses odeurs de poudre de théâtre et de bois ciré.



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Costumes de Chanel pour Le Train Bleu



Dès l’ouverture, la violette s’entrelace avec un mélange de bois et de résine. Les ionones eux-mêmes ont des notes boisées. C’est peut-être pourquoi cette note n’apparaît pas en arrière-plan, mais immédiatement, comme si on entrait dans un théâtre, où l’on est tout de suite assaillit par une odeur très particulière, que je saurais appeler qu’une odeur de théâtre comme il y a aussi une odeur de musée.



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Violeta odorata (wikipédia)



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Degas, Danseuse rajustant son chausson (1887)



Une senteur de violette boisée fait donc tout de suite effet, rafraîchie par un soupçon de litchi avec sa tonalité rosée. Cette fleur correspond à la senteur des cosmétiques du 20ème siècle ayant été celle des parfums du 19ème. Notamment, la poudre pour visage, utilisée dans les théâtres et surtout au cinéma de l’époque, était ceux de Max Factor. Le fameux fard gras ou ‘greasepaint’ exigeait que le visage soit d’abord enduit de poudre de violette avant que les fards ne soient appliqués.



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Poudre pour le visage de Max Factor (etsy.com)



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Trousse de maquillage pour le théâtre de Max Factor (1940)



En 1914, Max Factor inventa une nouvelle base : la fameuse pan très sèche et poudrée. En effet, le talc et les piments de couleurs s’ajoutaient aux huiles et aux cires afin d’obtenir une crème et une poudre tout en un.



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Max Factor, Pan-Cake (liveglam.com)



Dans tous les cas, le talc poudré et l’odeur de la violette faisaient partie du monde du spectacle. C’est d’ailleurs seulement en 1927 que la maison Factor fabriqua ses premiers cosmétiques dédiés au grand public. En raison des lumières des studios ou de la rampe, les fards devaient être particulièrement costaud. Mais si les produits furent adaptés à un usage courant, le parfum de violette demeura.



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Max Factor, publicité de 1929 (Archives de Croissy)



Ensuite émerge l’iris. Je dirai même qu’il s’agit là du cœur du parfum bien que la violette s’entrelace avec elle et ne s’en sépare jamais. Dans Misia – aucun critique ne s’y est trompé – la violette forme un duo avec l’iris, traité non à la manière de Serge Lutens dans Iris Silver Mist. Car l’iris ici n’a rien d’une froide racine, mais sent les douces pétales de la fleur et évoque leur texture soyeuse.



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Iris germanica (shop.romencegardens.com



Il y a certainement là une synergie entre la violette et la facette violette de la poudre d’iris. Mais le côté sucré, vanillé et boisé du benjoin vient soutenir le tout.



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Benjoin (portail-esoterique.com)



De plus, la délicatesse de coumarine renforcent ce traitement floral de l’iris qui, en rappelant ses pétales fragiles, ne manque pas de me faire penser à des tutus vaporeux. L’iris possède aussi une facette décidément crémeuse proche des savons de luxe et de la cold cream, qui donne de l’amplitude au parfum, lui permettant d’évoquer tous les cosmétiques présents dans les loges des danseurs.



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Toulouse-Lautrec, Danseuse dans sa loge (1885)



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Max Factor, Cold Cream pour le théatre



L’effet rétro s’en trouve renforcé, d’autant plus que l’iris s’associe avec la rose et la violette, qui formaient un duo typique des parfums de la Belle Époque. Les notes de fruits annoncées ne me paraissent pas très prononcée : le litchi, la framboise et la pêche apportant seulement aux notes de rose un petit côté contemporain.



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Litchi (indiamart.com), framboises (justvapeuk.com) et pêche (fast-growing-trees.com)



A vrai dire, dans Misia, tout se passe au niveau des notes de fond. Le mélange de roses de Grasse et de Turquie produit un effet translucide en marges des autres notes, le cœur du parfum jouant plutôt en arrière-plan, pour moi une musique de fond parvenant aux coulisses de la salle de spectacle.



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Rose de Damas d’origine turque (lexpress.fr) et rose mai venant de Grasse (ancient-flowers-eve.com)



En revanche, la violette et le bois font tout de suite effet ; puis l’iris avec le benjoin et les notes poudrées, dont la coumarine et le mimosa ici légèrement dosé.



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Coumarine (okchem.com)



Souvent comparé, à Lipstick Rose des Éditions Frédéric Malle, Misia n’a pas la même tonalité. Lipstick Rose se veut lourd et, chose rare pour un parfum, humoristique. Il rappelle les femmes trop maquillées de notre époque avec ses roses et des muscs très présents. Plus centrée sur l’élégance de l’iris et faisant un usage modéré de ces deux ingrédients, Misia reste bien un parfum Chanel actuel, chic et sobre, fin et subtil, avec un doux sillage, malgré l’usage atypique de la violette.



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Violette (io9-gizmodo.com)



Comme toute fragrance poudrée, Misia me paraît convenir à l’intérieur, le soir, ou par une journée pluvieuse. Personnellement, je le porte au printemps, lorsque le temps est à la pluie, avec une tenue sophistiquée, mais simple et moderne pour déjouer les associations rétro du parfum.



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Poudre de riz aux violettes des bois



Notes de tête :

Aldéhydes et litchi



Notes de cœur :

Rose turque, rose grasse, framboise et pêche



Notes de fond :

Violette, iris, orris, benjoin, fève de tonka, notes poudrées, mimosa et vanille