La chimie des parfums : Entre nature et artifice

mardi 26 décembre 2017
par  Lavinia

La nouvelle usine de SDG parfumeries (lesechos.fr)

Il semblerait difficile de distinguer le naturel de l’artificiel en parfumerie tant les deux sont enchevêtrés. La plupart des parfums, en effet, contiennent des produits d’origine naturelle, même si celle-ci est lointaine, mais relèvent de procédés chimiques et se fabriquent dans des usines. De plus, certains ingrédients peuvent être dits complètement artificiels, parce qu’ils n’existent pas à l’état naturel, ni ne sont dérivés de plantes ou de résines.


Usine de Guerlain (actu.fr)

Afin de cerner ce phénomène, il convient de diviser les produits utilisés par les parfumeurs en quatre classes :

1) Les produits naturels qui s’extraient directement des plantes. Les principales méthodes sont la distillation à la vapeur le plus souvent utilisée aujourd’hui ; l’extraction aux solvants, qui concerne, par exemples, les essences de rose et de jasmin, aussi extraites à la vapeur ; la pression à froid qui concerne surtout les huiles essentielles des écorces d’agrumes ; la macération qui produit une infusion plutôt qu’une huile ; l’enfleurage à chaud ou à froid, qui demande beaucoup de main d’œuvre, et ne se fait qu’à petite échelle.


Distillation à la vapeur d’eau (Wikimedia commons)


2) Les produits synthétiques qui reproduisent directement, par des méthodes chimiques, les constituants d’une plante, tels l’acétate de benzyle, contenu dans le jasmin, et les produits qui mélangent leurs constituants, afin d’obtenir une essence, comme celle de jasmin. L’acétate de benzyle compte au nombre des produits synthétiques, parce qu’il est à la base du jasmin et préparé avec de l’alcool benzylique et de l’acide acétique.


Synthèse de l’acétate de benzyl



3) Les produits organiques prennent une essence comme matière première. Par exemple, le citral provient de l’huile de citronnelle, de citron, d’orange ou de verveine extraite par hydrodistillation, c’est-à-dire par entraînement à la vapeur sans aucun moyen chimique. De même, le géraniol, l’alcool correspondant au géranial, s’obtient à partir des huiles essentielles de citron, de citronnelle ou de tiges de géranium par distillation fractionnée, bien qu’il puisse aussi résulter d’une synthèse.


Cymbopogon winterianus Jowitt, la citronnelle la plus utilisée, généralement d’origine chinoise ou indonésienne (tropical.theferns.info)


Mais il existe aussi des composés carbonylés très présents dans les parfums : les aldéhydes qui s’obtiennent par l’oxydation d’alcools primaires et les cétones par l’oxydation d’alcools secondaires. L’oxydation étant un processus de combustion, celle-ci est dite ’ménagée’, afin de préserver la chaîne carbonée.


Oxydation des alcools



Ainsi l’oxydation s’assimile à un processus d’extraction dans la mesure où la molécule cède un ou plusieurs électrons. Les aldéhydes et les cétones existent dans la nature ; la chimie organique trouve moyen de les isoler avec de l’oxygène, de l’eau et des acides. Par exemple, pour les cétones de roses, on a recours, parmi d’autres moyens, à l’hydrolyse acide d’apocaroténoïdes et pour les esters, tels les méthanoates d’éthyl ou les éthanoates d’éthyl, tout deux fruités, à l’estérification. D’ailleurs, comme on le voit ci-dessous, l’estérification est la réaction inverse de l’hydrolyse de base où l’eau, non l’acide, créé la rupture de liaison.

Hydrolyse de base et estérification



Plus avant, les cétones de rose, autrement dit, les damascones, qui incluent les damascénones et les ionones, tant utilisés dans les bouquets contenant des notes de rose et de violette, sont naturellement produites par la dégradation des molécules de carotène, présentes dans l’huile essentielle de rose, mais on ne part pas de la nature pour les obtenir.


Synthèse biologique de la cétone de rose



Il y a divers moyens de synthétiser chaque cétone de rose, mais afin de synthétiser toutes, on peut, par exemple, se servir du méthylhepténone d’origine naturelle ou synthétique. Mais quoi quelle que soit sa provenance, il n’en demeure pas moins que le méthylhepténone se trouve dans l’huile essentielle de nombreuses plantes, telles la citronnelle, l’huile d’origan, l’huile de palmarosa, les abricots, les fleurs de kiwis, les olives et les tomates. Et c’est cela qui importe.


Fleurs de Kiwi (pistache-et-patisson.overblog)



C’est pourquoi, à défaut d’être naturelles, les damascones, issues de produits synthétiques, se définissent comme des ingrédients organiques, parce qu’elles sont recréées à l’image moléculaire d’ essences de rose et de violette même si elles n’en sont pas extraites.


Hydrolyse de base et hydrolyse acide

Synthèse chimique de la cétone de rose

En partant du méthylhepténone (5), l’α-methyl cyclogeranate (8), obtenu par une réaction de Horner-Wadsworth-Emmon, sert de matériau brut afin de produire de l’α-damascone et de la damascenone, ainsi que les β-damascone et γ-damascone.



4) Les produits artificiels dont la senteur se rapproche plus ou moins de certaines odeurs naturels. Je propose donc de les appeler ’artificiels’ et non ’synthétiques’, dans la mesure où ils n’ont pas la même structure moléculaire que la molécule naturelle imitée ou sont tout simplement inventées. Par exemple, la vanilline de synthèse est en tout point à la molécule de vanille naturelle, alors que l’éthylvanilline la modifie légèrement et compte donc comme un arôme artificiel.





Plus avant, d’un point de vue strictement chimique, en cosmétologie, les muscs artificiels sont des produits à l’odeur de musc obtenus par nitration du toluène, extrait du goudron de houille, ou du xylène un mélange de trois isomères. De fait, aucun produit naturel n’en contient : voilà leur trait distinctif.

Musc de Baur


Par définition, les muscs artificiels font partie de cette quatrième famille de produits, parce qu’ils n’existent pas à l’état naturel. En voici la liste :

dinitrobutylxylyméthylcétone
musc ambrette
musc Baur
musc C
musc Xylène
musc cétonique
musc K
trinitrobutylxylène
trinitrobutylmétacrésol

La synthèse de ces muscs artificiels a commencé tôt, dès 1888, lorsque Albert Baur, qui travaillait sur le trinitrotoluène, un puissant explosif, prépara un dérivé sentant le musc par le plus pur accident. Il inventa ainsi le premier musc nitré : le « Musc de Baur ». Il réalisa ensuite diverses variantes de cette molécule, qui furent largement utilisés dans les parfums au 20ème siècle, parce que les muscs nitrés ont l’arôme artificiel du musc naturel si onéreux.


Formules des nitro muscs


Notamment, le musc cétone, poudré, animal et floral, devint très populaire. Mais aujourd’hui, en raison du fait qu’ils ne sont pas ou peu biodégradables, les nitro-muscs, utilisés tout au long du 20ème siècle dans les plus beaux parfums, sont interdits. De plus, les muscs polycycliques, eux aussi, sont de plus en plus délaissés à cause de leur impact sur l’environnement, même si certains, comme la galaxodide, propre, poudrée, florale et fruitée, s’utilisent encore.


Formule de la galaxolide


Cependant, la muscone offrit une autre piste, puisqu’elle se synthétise à partir du diacétyldodécane ou du citronellal. Composant essentiel du musc, elle fut isolée de la substance naturelle en 1906, par Heinrich J. J. Walbaum, et la première synthèse faite en 1926, par Lavoslav Ružička, qui en découvrit la structure moléculaire. Les muscs macrocycliques, plus facilement biodégradables, en sont les descendants et prennent la place des muscs polycycliques en parfumerie moderne.


Synthèse de la muscone

Formule de la muscone

Depuis, l’industrie aromachimique invente sans cesse de nouveaux muscs synthétiques, lesdits muscs blancs, qui ont pris une place importante dans la palette des parfumeurs avec leurs nuances fruitées, poudrées, vanillées, boisées, voire animalisées. Néanmoins, les muscs blancs marquent les parfums d’une même odeur propre et ronde.


Muscone (franchalibaba.com)


Actuellement, on parle beaucoup de l’habanolide poudrée et boisée, de la muscone animale dont nous venons de parler, de la muscenone poudrée et boisée, de l’ambrettolide ambrée et fruitée ainsi que de la globalide propre et légère et de l’exaltolide poudrée et cotonneuse, qui sent la mûre et l’angélique, dans lesquels on en trouve à l’état naturel. Mais le secrets de l’industrie sont bien gardés et on est loin de connaître toute la gamme utilisée.


Muscs blancs (dior.com)

Finalement, je crois, qu’en parfumerie, l’important n’est pas la chimie mais l’alchimie entendue au sens d’une quête de l’harmonie perdue du paradis terrestre. Il réside dans la fait de créer, non seulement de produire. Or si tel est le cas, il ne saurait y avoir des produits qui occupent le terrain pour des raisons commerciales. Car même si toute molécule peut être source d’inspiration, celle-ci vient de l’âme du créateur, qui ne doit être coupée du monde et enfermée dans un laboratoire. Il n’y a pas de créativité sans poésie, c’est-à-dire une façon harmonieuse et personnelle d’habiter le monde des odeurs, qu’elles soient naturelles, synthétiques, organiques ou artificielles.

Imagerie des alchimistes (seraphim-marc-elie.fr)


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