Tabac Blond de Caron : Tabac sans tabac ?

samedi 30 septembre 2017
par  Lavinia

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Tabac Blond (vintage 1940s) (#lesplusbeauxparfums)

Créé en 1919 par Ernest Daltroff, cet accord puissant repose principalement sur des notes de tabac, de cuir, de coumarine, d’ambre et de vanille Bourbon sur un arrière-plan de fleurs et de bois. L’œuvre est magistrale : avec peu de notes, Daltroff peint des couleurs fauves, brunes et dorées, qui donnent un parfum intense à la fois sec, chaleureux et lumineux. Car l’isobutylquinoléine, la note de cuir sèche, au centre de la composition, se mélange à des senteurs herbacées, boisées, chaudes, miellées, douces et fleuries.

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Formule de l’isobutyl quinolèine

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Braque, Paysage à Cioto (1906)


Le tout rappelle l’odeur de l’accord tabac, lui aussi boisé et miellée, avec des relents de foin et d’herbes sèches, qui repose généralement sur l’absolue de tabac. Celle-ci est obtenue par extraction aux solvants de feuilles de tabac, produites essentiellement en France et aux États-Unis, les feuilles de Virginie étant les plus prisées. Mais toutes les listes de notes sont unanimes, y inclus celle de Caron : pas de tabac dans Tabac Blond.


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Tabac Blond



Il n’en reste pas moins qu’un effet tabac s’invente à partir de produits de synthèse aromatiques, généralement, de la coumarine. Mais, dans Tabac Blond, je pense que c’est un vétiver fumé, avec ses notes de foin herbacé, qui joue ce rôle, soutenu par une vanille à la fois sucrée et fumée elle aussi. L’impression est bluffante.


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Wall of vetiver, (vetiversenegal.com)



En note de tête, on sent sécher des feuilles de tabac et changer de couleurs. Tout au long de l’évaporation du parfum, elles gagnent en profondeur comme si la chaleur en avait arraché toutes les senteurs. Sur l’image ci-dessous, on voit les nuances de couleur que ce processus induit.


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Feuilles de tabac dans une maison du tabac (SeDeViaje - WordPress.com)



Cette démarche, qui consiste à recréer l’idée que nous nous faisons des choses plutôt qu’à s’occuper des choses elles-mêmes, en allant se procurer de l’absolu de tabac, par exemple, correspond à un certain esprit d’abstraction. Or Daltroff était fasciné par les créations, plus ou moins abstraites, qui réinventaient l’art depuis le début du 20ème siècle.


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Braque, Paysage à Estaque



Dans Tabac Blond, il ne s’agit pas de se défaire entièrement de toute référence à un objet réel en s’opposant aux représentations figuratives et narratives comme dans le célèbre sans titre de (1910) de Vassily Kandinsky. Non, avec sa référence explicite au tabac blond, l’œuvre de Daltroff se situe plutôt dans la mouvance fauviste, qui réunit un groupe hétéroclite de peintres, tels Matisse, Derain et Braque, dont les œuvres mettent l’accent sur la qualité de la peinture elle-même plutôt que sur son réalisme.


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Braque, Paysage à Estaque



Tous ses artistes utilisaient des couleurs intenses, décrivant l’espace et la lumière, seuls capables de communiquer leurs émotions, sans s’encombrer de la contrainte de reproduire très exactement les objets visibles qui nous entourent. Il fallait moins de détail, l’étendue colorée dessinant directement des formes pures.


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Derain, Autoportrait (détail)



Or c’est à ce niveau que l’on comprend la composition de Tabac Blond : une expression sensuelle d’une simplicité qui demande une grande sophistication : celle d’aller droit à l’essentiel. Par exemple, à une légère note de cuir, Daltroff ajoute, en notes de tête, un œillet épicé, qui titille les narines comme l’odeur du tabac, plus des fleurs de tilleul pour leur côté lumineux, riche et mielleux, telle du foin séché au soleil.



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Œillet (viana.jpg)

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Fleurs de tilleul (viana.jpg)



Aussi ce parfum évoque, dès l’ouverture, le tabac de Virginie, sans en reproduire toutes les nuances réelles, mais en laissant place à l’ambiance euphorique de fleurs chauffées par le soleil, que crée aussi la senteur du tabac. Dans Tabac Blond, Daltroff brosse son portrait avec ce trait caractéristique, l’exaltation produite par des odeurs chaudes qui s’envolent, et qui suffit à évoquer le procédé de séchage du tabac, d’abord vert dans les champs, puis pendu dans une maison tabac, enfin haché et sec.


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Tabac séchant dans un champ

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Tabac blond séché et haché


Il faut dire, qu’outre les courants artistiques, le contexte social se prêtait à la réception d’une telle création. Après la Grande Guerre, les américains avaient introduit en Europe le tabac blond de Virginie, doux et sucré, au moment même où une certaine euphorie annonçait déjà les années folles. Les femmes s’emparèrent immédiatement de ce produit pour se démarquer des hommes et de leur tabac brun tout en flirtant, pour certaines, avec une image masculine de garçonne.


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Steichen, Marlène Dietrich fumant en costume d’homme


Après toutes les difficultés assumées seules pendant les années de guerre, ainsi que leur entrée dans des professions traditionnellement masculines, les femmes avaient envie de s’amuser autant les hommes, sans les restreintes imposées jadis, si elles voulaient garder bonne réputation. Maintenant elles voulaient s’introduire dans l’univers jusque ici masculin des voitures et des volutes de fumée, ce qui signifiait sentir le cuir et le tabac. Mais pour autant ce n’est dire que toutes renonçaient à leur féminité.


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Femme fumant en robe Jean Patou


Tabac Blond exprime parfaitement cette revendication : avoir droit à tous les plaisirs de la vie, même ceux réservés aux hommes, tout en restant femme. Progressivement, l’accord cuir domine la composition. Tabac Blond devient alors plus sec à cause de l’isobutylquinoléine et aussi d’une note fumée très puissante que j’attribue au vétiver. Plus boisé et masculin, le parfum ne rappelle pourtant en rien la fumée de cigarette et reste très aromatique, comme des feuilles de tabac qu’assèche impitoyablement un soleil brûlant, jusqu’à ce qu’elles ressemblent à du cuir tanné.


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Feuille de tabac séchée (Larousse)


Mais Tabac Blond n’en reste pas là : une belle note d’iris rejoint le vétiver ajoutant une facette poudrée et cosmétique à l’accord cuir/feuilles de tabac. C’est là l’odeur d’une cigarette traînant dans un sac de femme avec une fiole de parfum et son maquillage d’appoint.


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Poudre d’iris (consoglobe.com)


Selon Denyse Beaulieu, Tabac Blond était censé se mélanger à l’odeur de tabac, trouvée choquante sur une femme, et la recouvrir de ses notes plus douces. Rien n’est moins sûr au vu du mode de vie de l’époque. L’odeur de la fumée se répandait partout. Dans certains milieux, il y avait bien entendu des réticences, mais les femmes s’affichaient, porte-cigarette à la main, dans les cabarets et autres lieux publiques. Ce n’est pas pour autant qu’elles abandonnaient toute féminité. Les longs porte-cigarettes fins en était même l’apanage. les femmes se voulaient fatales.


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Première publicité d’une femme en train de fumer (1927)

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Fumoir pour femmes, années 20s


Avec son côté fleuri, Tabac Blond répondait à cette demande : une nouvelle vision de la femme se réapproprie les codes masculins afin de prendre le commandement en séduisant. Dans tous les cas, l’Ylang-ylang, présent en note de cœur, assure ce rôle de séducteur à merveille. Poudré, floral et épicé, il assure parfaitement la jointure entre l’iris et l’œillet avec son odeur de jasmin légèrement banané. C’est pourquoi je ne saurai être d’accord avec l’affirmation de Lucas Turin dans Parfums : le guide lorsqu’il affirme que Tabac Blond est « un des rares parfums résolument non floraux [...] »


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Derain, Vase de roses


Car, au cœur du parfum, réapparaît un œillet si fleuri qu’on croit parfois distinguer une note de rose ou de géranium qui l’accompagne. De plus, l’Ylang-ylang, à mi chemin entre le jasmin et la tubéreuse, créé une harmonie florale là où l’on pourrait sentir du clou de girofle, non de l’œillet, et une odeur de racine végétale à la place de l’iris beurré.


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Ylang-ylang (Fragrantica)


L’ylang-ylang possède aussi une autre fonction : d’une part, son côté charnel renforce l’accord cuir, qui, lui aussi, fait une nouvelle entrée en force au cœur du parfum, d’autre part, sa facette crémeuse harmonise les notes de cœur avec les notes de fond vanillées. Car malgré son côté sec et fumé, Tabac Blond n’en possède pas moins une base crémeuse où dominent la coumarine, de la vanille Bourbon et de l’ambre.


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Vanille Bourbon (pommedange.com)


En fait, toute la composition est imprégnée de leurs senteurs à la fois fumées et sucrées. L’odeur de foin, surtout, venant de la coumarine me fait penser que des fèves de tonka entrent peut-être dans la composition. L’ambre (de la vanille et du ciste labdanum) ainsi qu’un très beau musc complètent le tableau. Ces notes de fond se superposent discrètement aux autres notes.


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Fève de tonka rapée

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Formule de la coumarine

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William Daniel, Musk deer and birds of paradise


Les bois, le patchouli et le cèdre, restent relativement discrets. Il semblerait que ce soit du cèdre Atlas en raison de sa facette cuir, mais douce et aérienne, elle rejoint le vétiver plutôt qu’elle ne renforce les notes animales.


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Cèdre Atlas (Marie Claire)


Le patchouli, quant à lui, se révèle fruité et donne du tonus à Tabac Blond dans lequel il a un effet sublimatoire, à la fois profond, sombre et rafraîchissant. Enfin, le musc, très fruité lui aussi, évoque les cuirs nobles qu’il a parfumé pendant des siècles.


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Patchouli (pureplantessentials.com)


Dans cette analyse, toutefois, quelque chose se perd : le rendu global de Tabac Blond n’est pas décrit. Or il s’agit d’une œuvre d’art absolument unique, qui compte au rang de l’un des meilleurs parfums jamais créés, auxquels aucun écrit se saurait rendre justice. Car l’élégance inimitable est difficilement descriptible. Il reste donc plus qu’à chercher une comparaison : pour moi, l’esprit de Tabac Blond correspond bien à l’élégance de Katherine Cornell, actrice, écrivaine et productrice, qui reflétait son intelligence ainsi qu’un certain franc-parler.


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Steichen, Katherine Cornell (1924)



Un cuir aromatisé aux feuilles de tabac, à la vanille, au patchouli et au musc, adossé à un bouquet floral minimaliste, mais bien présent. Pourtant, nous avons là un merveilleux équilibre entre le cuir fumé, le tabac sec, la coumarine douce, poudrée, amandée, l’ambre chaleureux, le musc fruité, la vanille sucrée et fumée, le patchouli moisi, l’œillet épicé et l’iris poudré. Tout est là et, pourtant, il y a là bien peu de choses.


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Derain, La jetée à Estaque, (1906)



Plus je lis que les parfums n’ont pas de saison, moins j’ai envie de livrer mes goûts. Mais pourquoi céder ? Pour ma part, je préfère porter Tabac Blond en automne par temps sec et ensoleillé à cause des tons blonds et marron qu’il évoque pour moi. En plus, j’avoue que porter une tenue, dans ses mêmes coloris chauds, m’apportent la satisfaction complète d’être en totale harmonie avec cette saison où la lumière me paraît la plus belle, car douce et dorée, colorant tout ce qu’elle touche d’un blond léger.


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Friesz, Arbres, automne (1906)



Notes de tête :

Cuir, Œillet et Fleurs de tilleul


Notes de cœur :

Vétiver, Iris et Ylang-ylang


Notes de fond :

Vanille, Coumarine, Ambre, Musc, Cèdre et Patchouli


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